CHAPITRE V
Les énormes projecteurs à rayons infrarouges suspendus au-dessus de la vallée s'éteignirent graduellement. La nuit reprit son règne, couvrant de son manteau sombre l'étrange Monde Oublié. L'épaisse couche de nuages qui plafonnait éternellement sur l'oasis antarctique ne laissait pénétrer ni le pâle éclat de la lune, ni le scintillement des étoiles. Deux heures durant, le rayonnement infrarouge serait interrompu puis il reprendrait pendant la même durée avant d'être de nouveau stoppé. Ce procédé d'irradiations alternées activait la croissance des végétaux et augmentait leur rendement en de notables proportions.
Dans les rues de la ville endormie, à la faible lueur des rampes mises en veilleuse, des ombres insolites se déplaçaient ; elles passaient hâtivement dans les endroits découverts et recherchaient davantage les zones obscures.
A la sortie sud de la cité, à travers un paysage chaotique fait de rochers noirâtres et de monticules de terre remuée, courait une route défoncée conduisant à une carrière abandonnée.
Dans cette carrière de gypse désaffectée s'ouvraient de nombreuses galeries descendant en pente douce.
A trois cents mètres sous terre, à l'intersection de plusieurs boyaux, dans une vaste salle au plafond soutenu par des pierres rectangulaires entassées en piliers, s'étaient rassemblés près de deux cents Atlantes.
Des bâtonnets luminescents accrochés aux aspérités des parois irrégulières répandaient une lueur blafarde.
Il y avait là des hommes et des femmes, jeunes en général, assis à même le sol terreux, sur des rondins ou adossés aux piliers.
Devant l'une des galeries se dressait une longue table de pierre. Trois sièges grossiers en bois mal équarri attendaient leurs mystérieux occupants.
Sans arrêt, des Atlantes arrivaient et allaient rejoindre un parent ou des amis. Par petits groupes, ils discutaient entre eux à voix basse.
Zilna et Maoloa, suivies des explorateurs blancs, firent bientôt leur entrée. Les conversations cessèrent et tous les regards convergèrent vers les nouveaux venus. Parmi ces êtres rouges, les Blancs étaient l'objet d'une vive curiosité. Après une courte hésitation, Kariven et ses compagnons imitèrent la majorité des Atlantes et s'assirent en tailleur sur le sol autour de la table en pierre.
Un silence quasi religieux régna sur l'assemblée.
Soudain, dans la galerie débouchant derrière la longue table, une lumière apparut, lointaine, trouant l'obscurité du boyau d'une vacillante lueur. Peu à peu, une forme sombre se dessina qui, rapidement, prit corps sous l'apparence d'une impressionnante cagoule noire.,
L'énigmatique personnage émergea du souterrain, leva la main droite, la paume tournée vers l'assistance, et déclara en atlante d'une voix féminine aux accents chauds et graves :
— Salut à vous, Fils d'Atlantis !
Une suave bouffée d'un parfum qui évoquait Narcisse Noir avait accompagnée l'entrée « en scène » de l'inconnue.
Les conjurés, qui s'étaient dressés, firent le même geste en murmurant dans un ensemble parfait :
— Salut à toi, ô Déesse de l'Ombre !
Les explorateurs s'entre-regardèrent et levèrent eux aussi la main en signe de salut, sans répéter une formule qu'ils ne comprenaient pas.
Ils n'ignoraient cependant pas que sous cette austère cagoule noire (qui laissait malgré tout deviner des formes féminines) se dissimulait Lwinha, la protégée de Poklos. Néanmoins, cet accoutrement, ce cérémonial et ce lieu sinistre créaient en eux une sensation bizarre, une crainte irraisonnée.
Assise entre Zilna et Maoloa, Lwinha prononça un assez long discours dont les explorateurs avaient été préalablement avertis. S'ils ne pouvaient le suivre, du moins en connaissaient-ils la teneur.
Forte de la présence des étrangers parmi ses fidèles, Lwinha, expliqua avec force détails ce qu'était la vie dans le Monde Extérieur.
Elle flétrit la politique périmée des Traditionnalistes mais préconisa la prudence et la patience, alléguant que l'heure de l'émigration n'avait pas encore sonné. Des recherches discrètes mais opiniâtres allaient être entreprises afin de découvrir l'éventuelle seconde issue permettant de fuir cette Vallée qui, tôt ou tard, si les Traditionalistes l'emportaient, deviendraient le tombeau de la civilisation atlante. D'autre part, si les bombes atomiques des hommes du Monde Extérieur détruisaient l'oasis antarctique, les Atlantes n'auraient rien à regretter. Ils seraient accueillis par les pays d'où venaient les Blancs. Mais pour cela, il fallait à tout prix avertir la base des explorateurs en leur demandant de différer l'explosion décisive, sans quoi l'ensemble des humains de la Vallée périraient ! Elle leur précisa également que devant la surveillance constante de Morkos et de Ménèktou, qui s'efforçaient par tous les moyens de décimer le groupement évolutionniste, les réunions devraient être supprimées jusqu'à nouvel ordre.
Des pas précipités, assourdis par les voûtes, troublèrent le discours de Lwinha. Des cailloux dévalèrent la pente d'une galerie et roulèrent jusqu'au milieu des dissidents. Quelques secondes plus tard Lakton, le frère de Lwinha, essoufflé par une course éperdue, fit irruption dans la salle. Derrière lui, d'autres cailloux entraînés par ses pas l'accompagnaient dans un nuage de poussière blanchâtre.
— Vous êtes découverts ! cria-t-il. J'ai pu fausser compagnie aux gardes de Ménèktou qui doivent en ce moment cerner la carrière...
Les Blancs avaient immédiatement rejoint Lwinha. Une indicible angoisse se lisait sur le visage des rebelles assemblés.
Au fur et à mesure que son frère parlait à la foule, Lwinha traduisait en anglais à l'intention de ses amis :
— Ménèktou, avec la complicité de Morkos et ses sbires, s'est emparé du palais. Le Grand Prêtre, qui mûrissait son plan depuis longtemps, a drogué Poklos et lui a arraché le secret de notre retraite. Votre arrivée dans la Vallée Heureuse a déterminé cet ambitieux à agir ! Venez !
Fébrilement, les conjurés munis de bâtonnets lumineux s'engagèrent dans le souterrain obscur d'où Lwinha était sortie.
Des galeries voisines quelques pierres commencèrent à rouler, annonçant l'approche des gardes. Le boyau montant qu'avaient emprunté Lwinha et ses disciples conduisait à un passage secret. Traversant la cité, il aboutissait aux abords de la piscine, sous un rocher mobile entouré de taillis et de verdure. Les fugitifs fermant la marche harcelaient ceux qui les précédaient.
Effectivement, derrière eux, dans l'ovale sombre du boyau, des points lumineux se rapprochaient. Les hommes de Ménèktou ne devaient pas avoir eu de mal à trouver laquelle des six galeries avaient empruntée les dissidents. Le sol friable, constellé des innombrables empreintes de pas laissées par les fuyards, leur avait indiqué la direction à prendre.
Talonnés par les gardes qui gagnaient du terrain, les Atlantes évolutionnistes couraient maintenant dans une folle bousculade. Des jeunes femmes et des jeunes filles tombaient, entraînant dans leur chute ceux qui les suivaient de près. Relevées par leurs compagnons, elles reprenaient leur course haletante, couvertes de poussière, exténuées mais avançant avec l'énergie du désespoir.
Au bout de la galerie c'était le grand jardin, les buissons et les taillis où tous pourraient s'égailler et échapper ainsi au féroce Ménèktou. Dans la nuit, ils ne pourraient être tous reconnus et ils conservaient l'espoir d'échapper à la pseudo-justice des Traditionalistes.
Alors que ces pensées hantaient l'esprit de ceux qui fermaient la marche, les premiers fugitifs conduits par Lwinha, Lakton, Zilna et Maoloa escortés des explorateurs, arrivaient à l'extrémité du souterrain. Un puits en pierre haut de deux mètres terminait le boyau. Une échelle métallique était scellée dans la paroi.
Lwinha pressa une pierre. Lentement, trop lentement au gré des poursuivis, une ouverture se découpa au sommet du puits.
Le rocher, tiré par des chaînes, bascula complètement.
Lwinha, immédiatement suivie par Kariven, grimpa lestement les échelons et se trouva au milieu des buissons et des arbustes. L'air frais caressa doucement le visage de la Déesse de l'Ombre. Tandis que jeunes gens et jeunes filles sortaient hâtivement du puits, elle respira profondément avec un soulagement visible. Mais avant même qu'elle n'eût expiré l'air, des cris et des cliquetis d'armes lui coupèrent le souffle.
Les gros projecteurs infrarouges s'éclairèrent brusquement et illuminèrent le jardin d'une impressionnante lumière écarlate. Sous cette clarté, la piscine semblait remplie de sang. Lwinha laissa échapper un cri d'angoisse et se jeta dans les bras de Kariven. Affolées, Zilna et Maoloa se cramponnaient à Burton et à Mc Murray.
Dans un rayon de cinquante mètres autour du puits se déployait un cordon de gardes menaçants, prêts à faire cracher leurs tubes électrocuteurs !
— Un traquenard ! grinça Lwinha.
Voyant que Kariven, à l'instar de Mc Murray, dégainait son colt, Lakton ordonna d'une voix saccadée :
— Non ! Cachez soigneusement vos armes.
En tirant maintenant, vous signeriez notre arrêt de mort !
Kariven et Mc Murray enfouirent donc prestement leur colt dans leurs larges bottes fourrées en se dissimulant derrière leurs jeunes amies.
Le cordon de gardes se resserrait toujours.
— Mains en l'air ! cria Morkos, qui dirigeait en personne les opérations.
Accablés, les conjurés obtempérèrent.
Lwinha, toujours revêtue de sa cagoule noire, marchait aux côtés de Jean Kariven. Derrière eux venaient Lakton, Zilna, Burton, Maoloa et Mc Murray. Les autres explorateurs — qui avaient retrouvé les jeunes filles rencontrées à la piscine le jour de leur arrivée — suivaient à pas lents.
La colonne des prisonniers fut conduite sur l'immense place où se dressait le palais de Poklos.
Ménèktou, le Grand Prêtre de Paahl, descendit alors les marches imposantes. Sa tunique noire volant au vent et l'œil de rubis collé à son front le faisaient ressembler à une diabolique chauve-souris borgne.
Il vint se planter devant les captifs qu'il toisa avec mépris. Un sourire de triomphe tordait sa bouche. Il paraissait chercher quelqu'un parmi les infortunés tombés en son pouvoir. Ses yeux cruels et rusés, à demi clos, parcoururent les visages et s'attardèrent sur les Blancs. Quand il vit Kariven qui tenait étroitement une forme en cagoule par les épaules, il hocha la tête d'un air entendu et lança un ordre.
Quatre gardes marchèrent aussitôt sur le Français ; deux le maintinrent solidement tandis que les deux autres amenaient sa compagne devant Ménèktou.
Le Grand Prêtre saisit le capuchon de la cagoule et l'arracha d'un geste sec, dévoilant ainsi publiquement la personnalité de la Déesse de l'Ombre.
— Lwinha ! ricana-t-il. J'en étais sûr avant même que Poklos ne me l'avoue docilement ! Ainsi, tu joues les « libératrices » et berce de folles promesses quelques jeunes écervelés assoiffés d'espace et de nouveaux deux.
« C'est pour ça que tu as repoussé le titre glorieux de Grande Prêtresse ? Tu laveras cette abomination dans ton propre sang. Au premier soleil de minuit, tu seras exécutée sur le parvis du Temple Sacré !
Bouleversées par cette infamie, Zilna et Maoloa rassemblèrent tant bien que mal quelques mots d'anglais pour renseigner les Blancs.
Ménèktou agrippa Lwinha par le poignet droit et la fit avancer en lui tordant le bras dans le dos. Kariven se débattit comme un forcené, cogna de toutes ses forces et sauta en arrière alors que ses deux gardes, espérant le coincer, fonçaient déjà l'un vers l'autre.
Le courageux médecin saisit en plein élan les Atlantes par le cou et entrechoqua violemment leurs crânes. Assommés, les deux hommes se donnèrent l'accolade avant de s'effondrer sur le sol !
La scène s'était déroulée en quelques secondes. Kariven courut vers Ménèktou mais, au moment où il allait bondir, un crépitement sec retentit. Lwinha poussa un cri de rage et tenta de se dégager, mais le Grand Prêtre accentua sa torsion du bras. La captive hurla de douleur et, vaincue, elle avança en pleurant.
Le tube électrocuteur de Morkos avait expulsé un rayon. Pris dans un faisceau de foudre miniature qui le paralysait, Kariven s'écroula en grimaçant. Une odeur d'ozone qui piquait à la gorge flottait autour de son corps. Deux gardes le soulevèrent tandis que la colonne des prisonniers, maltraités par les Traditionalistes, s'ébranlait.
Confortablement installé dans le palais du Chef atlante, Ménèktou narguait ouvertement celui qu'il venait de renverser.
Dans la salle spacieuse au milieu de laquelle trônait la fontaine truquée, Ménèktou fustigeait Poklos de paroles goguenardes.
Le vieillard blessé, assis dans son fauteuil mécanique roulant, terrassé par cet audacieux coup d'Etat, courbait la tête. En proie à un désespoir sans précédent, il pleurait sur le rapt de Lwinha et le destin néfaste des Evolutionnistes qu'il avait entraînés dans cette pitoyable aventure.
Animé d'un sursaut de révolte, il apostropha le Grand Prêtre félon :
— Je suis en ton pouvoir, misérable ! Tu règnes maintenant sur la Vallée Heureuse. Que te faut-il de plus ? Tue-moi et laisse vivre en paix Lwinha, son frère et nos amis. Ils ne pourront plus quitter notre Monde Oublié. Pourquoi donc les garder captifs et condamner cette innocente ?
— Pour le peuple, ricana Ménèktou, le Dieu Paahl — que je suis censé représenter — a parlé. Lwinha est coupable de rébellion. Elle mourra. Quant à toi, pourquoi te tuerais-je ? Nos lois nous interdisent d'appliquer la peine de mort à un vieillard. Les Evolutionnistes que Lwinha excitait contre nous, les purs continuateurs de la Tradition, nous seront plus utiles vivants que morts. Ils ont trempé avec toi dans le complot sans savoir que leur Déesse de l'Ombre était ta protégée... Tu seras donc avec eux et tu partageras leur condamnation.
Ménèktou frappa des mains et, aux deux gardes qui accouraient, il ordonna :
— Enfermez-le dans une chambre. Sitôt rétabli, il rejoindra les autres prisonniers.
Lorsque Jean Kariven ouvrit les yeux, il vit les visages anxieux de Burton, Mc Murray, Zilna, Maoloa et Lakton penchés au-dessus de lui.
— Nous avons bien cru que tu étais électrocuté ! déclara Ronny Burton, soulagé de voir son vieux camarade reprendre connaissance. Comment te sens-tu ?
Kariven se releva et, se tâtant les côtes, il fit une grimace :
— Comme un type qui aurait essayé une chaise électrique !
Il esquissa un sourire et rectifia :
— Une « petite » chaise électrique. J'ai eu l'impression de recevoir un terrible coup de fouet... ou d'avoir passé un quart d'heure sur une table vibrante couverte de clous... ou les deux choses à la fois peut-être. Pas très agréables, leurs tubes électrocuteurs !
— Vous avez eu de la chance, observa Lakton en rassemblant dans sa mémoire les bribes de l'anglais enseigné par Poklos. Si Morkos vous avait lâché toute la puissance de son arme, vous seriez mort foudroyé.
Le médecin parcourut du regard leur lieu de détention : un long bâtiment rectangulaire. Soixante lits métalliques en bordaient les côtés dans le sens de la longueur. Les trois quarts étaient occupés par des Atlantes.
— Nous sommes dans un « bloc » de détenus condamnés aux travaux forcés, le renseigna Lakton. Les prisonnières occupent le bloc adjacent.
Etonné, Kariven constata que les deux amies de Lwinha assistaient cependant à l'entretien. Avant qu'il ne parle, le jeune prêtre ajouta :
— Les portes de communication des deux blocs ne sont pas fermées. Si la discipline extérieure concernant le travail est rigoureuse, le règlement intérieur est plus humain. Ceci, qui peut vous paraître paradoxal, s'explique par le fait que, dans la Vallée Heureuse, il n'existait pas de délit de droit commun. Le vol, le meurtre et d'autres méfaits analogues avaient été bannis de notre société... bien qu'actuellement Ménèktou ne se gêne guère pour infliger des entorses à nos lois.
« Cette promiscuité, au sein d'un « bagne d'honnêtes gens », n'entraîne aucun abus ni aucun trouble entre individus ayant une idéologie commune.
— Un bagne d'honnêtes gens, mais un bagne quand même ! grommela Kariven, tout à fait remis de son fâcheux accident,, à part une courbature persistante qui ankylosait ses muscles.
— Oui, convint Lakton. Mais comme la main-d'œuvre est chez nous assez rare, nous serons tout de même traités avec moins de rigueur que dans un bagne du Monde Extérieur. Si nous accomplissons journellement notre travail, nous mangerons à notre faim et les gardes-chiourme nous laisseront en paix.
— Et combien de temps durera notre villégiature en ce lieu de plaisir ? s'enquit Mc Murray, faussement désinvolte.
Lakton eut un geste d'ignorance :
— Dans notre cas qui relève de la juridiction sanctionnant les actes antigouvernementaux et plus particulièrement du tribunal du Grand Prêtre de Paahl, nous pourrons nous estimer heureux si notre peine n'excède pas cinq ans...
— Cinq ans ! explosa Kariven. Et vous croyez que nous allons sagement prendre patience jusque-là ?
Le Français enfouit la main dans sa botte droite et, entre le tissu du pantalon et la fourrure en Orlon, il eut la satisfaction de toucher l'acier de son colt.
— J'ai aussi le mien, dit Mc Murray en tapotant affectueusement sa botte. Nous serons peut-être contraints de nous en servir avant longtemps.
— De quel genre sera notre travail forcé ? interrogea Kariven.
— Nous serons sans doute envoyés dans une mine de gemmes précieuses, à moins qu'il ne nous faille peiner dans les gisements uranifères. Cela ne serait pas très drôle. La chaleur y est accablante et, malgré les combinaisons protectrices, l'accumulation des radiations reçues risquent de nous rendre aveugles... ou cancéreux !
— De mieux en mieux ! Mais qui donc travaille habituellement dans ces mines ?
— Dès l'âge de dix-huit ans, les Atlantes sont tenus d'accomplir une période d'un mois dans une exploitation minière, une fois par an.
Kariven demeura pensif et, sans songer à dissimuler son inquiétude ou son émotion, il questionna :
— A quelle date est fixée l'exécution de votre sœur ?
— Au solstice d'été ; le 22 décembre ([12])... Dans six jours.
— Six jours de sursis seulement ! murmura-t-Il. Et nous voilà bouclés pour au moins cinq ans !
Il considéra ses amis et grogna avec amertume :
— Si quelqu'un a une idée, je suis preneur !
Une sonnerie stridente tira les prisonniers d'un sommeil agité. La morne existence des pénitenciers commençait pour eux. Imitant leurs codétenus, Kariven et ses compagnons se dirigèrent vers les douches. Un quart d'heure plus tard, captifs et captives revenaient s'aligner d'un pas traînant devant leur bloc respectif.
Dans un vaste quadrilatère s'érigeaient huit bâtiments identiques. Au milieu de la cour centrale trônait une tour cylindrique, en métal rouge, qui dominait le camp et qui servait de mirador pour les surveillants. Une série de hauts pylônes reliés entre eux par un robuste grillage électrifié ceinturait le pénitencier. A travers ce treillis, au loin en direction du sud, la cité atlante brillait d'un éclat rouge vif dans l'air frais du matin. Son revêtement protecteur en Orikank ([13]) lui donnait l'apparence d'un rubis fantastique.
Comme il fallait s'y attendre, l'éternel matelas de nuages masquait le sommet des montagnes enserrant l'oasis antarctique. Le soleil, disque pâle et blafard, ne montait jamais haut sur l'horizon et suivait les crêtes escarpées nimbées de brumes.
Dans les rangs voisins du leur, Burton et Mc Murray aperçurent Zilna et Maoloa. Ils leur adressèrent un signe de la main, ce qui leur valut de se faire rappeler à l'ordre par le garde-chiourme affecté au bloc n° 2. Au signal des surveillants en tunique rouge, les prisonniers se mirent en marche derrière un chef de file. Arrivés devant le réseau à haute tension, ils s'arrêtèrent et attendirent que la vigie du mirador central commandât le dispositif d'ouverture. Le grillage blindé se souleva lentement en grinçant. Dans les alvéoles des pylônes métalliques, des gerbes d'étincelles crépitantes vacillaient le long des rainures et des câbles d'entraînement, au fur et à mesure que le grillage remontait.
Les premières colonnes de bagnards s'étirèrent et prirent la direction des mines, les unes souterraines, les autres à ciel ouvert. Après avoir parcouru un kilomètre à l'opposé de la ville et escaladé une pente d'éboulis dangereux, les captifs arrivèrent sur une immense terrasse taillée au flanc de la montagne. Sur la paroi abrupte trouée de galeries se dressait un monumental échafaudage métallique. Des treuils, des monte-charge, des tapis roulants, des plans inclinés à rouleaux mobiles et même des godets téléfériques peuplaient cet assemblage de poutrelles et de piliers en Orikank rutilant.
A la suite du chef de file, les prisonniers s'entassèrent dans les gigantesques élévateurs verticaux qui, en vingt secondes, les amenèrent à l'entrée des galeries situées à deux cents mètres du sol. Les chefs de file renvoyèrent les élévateurs et canalisèrent leur troupeau humain dans les divers boyaux. Les explorateurs eurent la chance de n'être pas séparés. Les groupes étant mixtes, certaines jeunes filles amies de Lwinha — dont Zilna et Maoloa notamment — faisaient partie de la même équipe. Lakton était parvenu à permuter avec un jeune Atlante qui accepta de rejoindre une autre équipe afin de le laisser avec les Blancs.
A l'entrée de la galerie, un ingénieur des mines flanqué de deux gardes en arme confiait à chaque prisonnier ou prisonnière une espèce de gros fusil dont la crosse portait une concavité percée de deux trous. « Une prise de courant », se dit Kariven en l'examinant avec curiosité.
Munis de cet instrument bizarre, les membres de la mission scientifique Kariven-Burton transformés en bagnards commencèrent à descendre dans la grande galerie.
Ils songeaient avec amertume qu'à l'heure actuelle, ils auraient dû normalement quitter la Baie des Baleines et voguer vers les USA à bord du brise-glace atomique Ice Flower. Seuls deux hélicoptères géants seraient restés sur les lieux pour filmer les effets destructeurs du chapelet d'explosions nucléaires qui devaient faire fondre la monstrueuse banquise menaçant l'équilibre de la Terre.